• Vivre dans l'écran

     

           La télé-réalité continue d'occuper notre paysage télévisuel, alors que sa disparition est régulièrement annoncée. C’est un sujet qui, sans lasser, une décennie après sa création, anime tous les débats publics. Ces émissions ont transformé le paysage médiatique, et ont ouvert la voie à un nouveau marché: l’Ile de la tentationou les 12 cœurs ont remplacé les rendez-vous quotidiens que représentaient il y a peu les séries et les jeux télévisés. Les aventures d’Hélène et les garçons ont été détrônées par celles de Loana, Nolwen, ou Greg le Millionnaire.

          

         Sans aller jusqu’au « phénomène d’hypnose collective »1, l’arrivée de la télé-réalité a bouleversé l’industrie télévisuelle, même si l’avènement de ce genre de programmes était pour beaucoup prévisible. Pourtant ces émissions de flux qui envahissent les chaînes de télévisions ne sont pas faites pour durer, elles sont aussi vite consommées qu’oubliées. Malgré cela le concept perdure, il continue de séduire, et d’être critiqué. On parle de « télé poubelle », de « télé surveillance », de « télé confession » ou de « télé charité ».  Les détracteurs de la télé-réalité émettent l’idée que participer à ce genre d’émission aurait des impacts négatifs sur le développement personnel, les relations humaines, et même la famille2. On a aussi parlé de la télé-réalité comme d’un « frein culturel »3. Néanmoins, le récepteur ne se contente pas de recevoir passivement l'information. Comme a pu l’observer Dominique Pasquier lors de ses recherches sur la réception télévisuelle4: les jeunes téléspectateurs « scotchés » devant leur série maîtrisent le langage médiatique. La lecture du message qui leur est transmis est donc très lisible pour eux. La nouveauté : ce n’est plus directement le message qui est important, c’est la façon dont les téléspectateurs le consomment. La télé-réalité ne se résume pas seulement comme beaucoup de ses contempteurs ont pu le penser, et comme a pu le dire Daniel Schneidermann à « une bande de post adolescents qui viennent habiter dans la télévision ».5 Malgré ce que l’on peut supposer il n’est pas aisé de proposer une définition précise de ce format. On ne peut pas définir la télé-réalité en prenant les deux mots « télévision » et « réalité » séparément, car le terme perd alors tout son sens. La difficulté demeure, car dans les faits, ces deux termes sont antinomiques. Le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel s’est attelé à la tâche en proposant une définition : « La télé-réalité consiste non pas, comme son nom pourrait le laisser croire, à refléter la réalité, mais à créer de toutes pièces,  des programmes, des situations spécifiques dans lesquelles des personnes sélectionnées vont donner leur quotidien en spectacle »1. La définition la plus courante et la plus neutre, reprise notamment dans le livre « L’Officiel de la télé-réalité »2, est « toutes les émissions, dont les sujets anonymes ou non, vivent dans un lieu précis, avec accès sur l’extérieur ou non, étant filmés en permanence, pendant une durée nécessairement supérieure à une semaine, dans le but d’obtenir un gain, clairement défini au préalable ». La définition peut varier selon les personnes, mais un élément reste fondamental: la prétention à vouloir représenter la « réalité ». Ce terme de réalité est fondamental pour les « spectateurs ». L’autorité que possède aujourd’hui la télévision sème le trouble dans la tête des publics. L’arrivée de la télé-réalité sur nos écrans a bouleversé cette notion du réel puisque ces programmes sont à mi-chemin entre le documentaire et le jeu. Doit on croire tout ce que l’on nous montre ?                                                                                                                                                          Pour découvrir les coulisses de ces émissions, nous avons réalisé trois portraits de trois jeunes candidats ou figurants. Aziz a 26 ans, « ce grand brun au regard crâneur, à l'allure arrogante et bronzé » comme il aime se décrire a un but « faire du buzz ».  Découvert dans les émissions Attrape-moi si tu peux et Les 12 cœurs diffusés sur NRJ12, le concept reste le même : trouver l’amour en fonction des compatibilités astrologiques ou amoureuses des participants.  Sam a 23 ans, elle est étudiante en communication, et a souhaité participer au tournage du pilote de l’émission L’Amour est aveugle diffusé sur TF1 afin de connaître les rouages d’une émission de télé-réalité. Le concept est simple: des inconnus vont faire connaissance dans le noir complet pendant trois jours, et pour cela ils n’auront plus que quatre sens pour se découvrir. Son regard nous a informé sur les coulisses des tournages, et sur les attentes des producteurs pour être « l’élu ». Pour finir, nous avons rencontré Albine qui a 23 ans, elle a participé à l’émission Les 12 cœurs. Elle garde de cette émission un souvenir un peu « douloureux » car aujourd’hui son passage reste « célèbre » pour ses proches et elle le regrette un peu. Son expérience aurait pu lui ouvrir certaines portes, mais elle a choisi de les laisser fermer par peur d’une certaine « manipulation » propre souvent à ce genre de programme, mais elle le reconnaît cela lui a permit de prendre du recul sur les émissions qui composent actuellement les grilles de programme.


           L’histoire et la chronologie de  ce phénomène télévisuel mondial tendent à monter que l’émergence de ce format ne date pas d’aujourd’hui. On peut situer dès 1973 avec l’émission « An American Family », programmée sur la chaîne publique américaine PBS, l’apparition d’un particularisme qui semble porter le germe du concept tel que nous le connaissons aujourd’hui. Un vent anglo-saxon s’empare du filon, le programme est adapté en Angleterre et en Australie sous le nom de « The Family », on y dévoile le  quotidien d’une « vraie » famille. Cette première « illustration visuelle » de la télé-réalité fait son chemin alors que, l’industrie télévisuelle est en pleine restructuration. Dès les années 80, de nouvelles émissions sont programmées, basées elles aussi sur la quotidienneté. Ses émissions encouragent le témoignage privé, mais la différence avec le documentaire est criante: nous sommes dans les prémisses de la « trash télévision » (en anglais déchets, ordures). Ce terme péjoratif de « télé poubelle » désigne l’ensemble des programmes dont l’aspiration principale est de faire de l’audimat en présentant des sujets jugés racoleurs. On y expose le plus souvent la souffrance des gens, brutalement sorti de l’anonymat, jeté en pâture sans protection au regard de téléspectateurs avides de ces « jeux du cirque »  télévisuels. Le recours à ce genre de programme devient de plus en plus régulier, la faiblesse des coûts ainsi que les facilités d’exportation font le succès des professionnels de la télévision. A la fin de cette décennie, une première vague d’émission voit le jour dont le sujet central est l’individu, c’est le Reality Show. C’est en 1992 que le concept prend tout son sens avec l’arrivée de l’émission « The Real Worl » sur la chaîne musicale MTV, l’émission nous présente le quotidien de sept jeunes enfermés durant trois mois. Mais la première émission cataloguée « télé-réalité » apparaît  sur les écrans de télévision en 1999 sous le nom de « Big Brother ». Créée par la société Endemol et diffusée pour la première fois aux Pays-Bas, l’émission connaît un succès immédiat, le programme est exporté dans le monde entier. Ce qui fonde l’originalité de ce programme repose sur deux dispositifs : l’enfermement et l’élimination. En France la télé-réalité, au sens qu’on lui donne, est apparue en 2001 avec l’émission « Loft Story », l’adaptation française de « Big Brother ». Le Loft connaît dès ses débuts un énorme succès auprès du public, mais il subira de vives critiques de la part des médias et de certains observateurs. Néanmoins cela n’empêchera l’arrivée dans les mois et les années qui suivront sa diffusion à une profusion d’émissions du même acabit. Certains analystes médiatiques ne voient dans ce phénomène que la suite logique d’un ensemble de productions cinématographiques comme « Fenêtre sur cour » d’Alfred Hitchcock (1954), « Sleep » (1963) ou « Empire » (1964) d’Andy Warhol, ou encore « What a flash » (1971) de Jean-Michel Barjol.

    Qu’est-ce qui amène le téléspectateur à s’arrêter sur ce type de programme ? Pourquoi le banal, la quotidienneté, font aujourd’hui le bonheur des téléspectateurs ? Il est intéressant de comprendre les motivations qui poussent les candidats à participer à ce type de programme, car ce sont eux avant tout la matière première de la télé-réalité. Il est irrationnel de cataloguer les candidats et les téléspectateurs habitués à ces émissions à des idiots, « le public n’est pas idiot »1. Le candidat ou le téléspectateur assidu n’est pas moins cultivé qu’un autre individu, il possède juste une culture différente. On reconnaît volontiers à la télévision d’être aujourd’hui une composante incontournable dans nos sociétés, mais nos petits écrans n’auront jamais la noblesse des autres médias. On l’accuse de tous les maux : programmation racoleuse, banalisation de  la violence, du voyeurisme et de la passivité. Mais la télé-réalité, c’est l’idée du « personne ne regarde, mais tout le monde connaît ». Tout le monde possède un avis très arrêté sur le sujet, et on ne lui concède que très peu d’aptitudes. Loin de n’être qu’un épiphénomène, il est fondamental de tenter de dépasser les critiques portées à son encontre afin d’essayer de comprendre l’engouement que suscite des émissions comme Loft Story, Secret Story ou Star Academy dans nos sociétés occidentales.

     

          Dans le monde dans lequel nous évoluons, un monde où on a de moins en moins envie de rêver par soi-même, on préfère jouait la prudence en cherchant des substituts de réalité,  des remèdes qui l’espace d’un instant emmèneront nos esprits loin de ce tumulte quotidien. C’est une des raisons entre autre qui peut expliquer la popularité d’Internet. Le succès de la télé-réalité repose sur des éléments à la fois sociologiques, mais aussi psychologiques. Dans notre société toujours plus complexe, où les repères nous échappent, et où on veut tout contrôler, cette crise des valeurs « générales » peut être comblée par du rêve. Ces émissions cristallisent en effet de nombreux facteurs qui sont intrinsèquement liés. La télé-réalité est à la fois miroir de ce qui se passe dans le monde dans lequel nous évoluons, mais elle peut aussi permettre de révéler certains symptômes qui sont propres à notre temps. La télévision se confère maintenant une mission qui dépasse de loin le simple divertissement puisqu’à travers notamment des émissions de télé-réalité on met en évidence certaines mutations sociales. Aujourd’hui, la télévision est obligée de « composer avec la biographie de ceux qui la regardent »1. La faiblesse de certaines institutions a été comblée par le petit écran. La télévision permet dans certaines situations d’établir ou de rétablir la communication entre les Français, de résoudre leurs problèmes privés, de proposer des modèles positifs de comportements, le tout dans un souci de les aider à mieux s’orienter dans la vie. Un autre aspect bénéfique peut être tirer  de ce système pour les candidats à ces émissions : le fait que non seulement elles leur permettent de sortir de l’anonymat en acquérant une certaine notoriété, comme ça a été le cas pour Aziz, mais elles leur offrent, grâce au soutien actif du téléspectateur, des gains non négligeables. Ainsi, la télé-réalité possède une vraie fonction sociétale et communautaire que peu de programmes télévisuels ont réussi à développer. Les émissions de télé-réalité ont participé à une redéfintion du décor télévisuel, et c’est un des premiers produits qui s’est acclimaté à l’ère médiatique et culturel ambiant. Et pourquoi une telle popularité? Parce qu’aujourd’hui la vérité ne tient désormais à aucun absolu. Qui croire ?

    Peut-on prétendre montrer la vraie vie alors que les participants, après avoir été soigneusement sélectionnés, sont enfermés dans un studio aménagé, surveillés en permanence et contraints d’effectuer certaines tâches ?

     

         Dans cette mise en scène de la vie quotidienne, on a mit à l’antenne des gens ordinaires dans des situations ordinaires afin de donner l’illusion aux  téléspectateurs les plus novices qu’ils partagent la même réalité que les candidats. L’objectif: être au plus près de leur quotidienneté en essayant de masquer tous les indices d’une éventuelle scénarisation. Dans notre société basée essentiellement sur la simulation, le concept du vrai, perd toute signification. La télé-réalité redonne confiance au public en leur offrant cette réalité télévisuelle,  et c’est sur ce principe et la crédibilité qui en ressort que repose le succès de ces émissions. De plus, la télé-réalité traduit ce désir d’accès à la vie d’autrui en levant le voile de l’intimité. La télévision se pose ainsi en instance qui transgresse les tabous, en allant vers ce qu’il a de plus personnel. Elle donne l’opportunité de se poster des deux côtés de l’écran en présentant aux intéressés le goût impudique d’observer ou de se montrer. En effet on taxe régulièrement ces émissions d’être dans le voyeurisme, car elles permettent aux téléspectateurs d’avoir la sensation de toucher le vécu, de voir sans être vu, ou d’exhibitionnisme, dans la mesure où les individus filmés sont volontaires et consentants. La notion de sadisme est aussi souvent évoquée, car le public « jouit de n’être là où les autres souffrent »1. Cependant entre réaliser ses fantasmes et les vivre, le cap peut parfois sembler tendu à franchir, la télé-réalité permet cette transgression. Le succès de la télé-réalité est en partie lié à l’impression que  possède le téléspectateur de pouvoir agir sur le sort des participants. Ce qui augmente cette impression d’authenticité. C’est pour cela que l’on attend avant  tout un maximum de transparence de la part des producteurs mais aussi des « acteurs » ! Cette banalité de la vie quotidienne n’est plus vue de façon péjorative puisque si elle est banale cela veut dire qu’elle est normale. Dans un monde où le changement est devenu la norme, la télé-réalité rassure puisqu’en restant dans la banalité, elle permet de s’évader.

     La télé-réalité suscite encore et toujours des critiques et des interrogations. Malgré les années qui défilent le concept perdure en continuant de séduire et de faire parler de lui. Même si certains programmes ont connu quelques difficultés à s’installer, que l’on peut mettre sur le compte peut-être d’un certain essoufflement, la télé-réalité est bien ancrée dans le paysage télévisuel. Trop souvent on condamne avant d’analyser sereinement, et la télévision qui a toujours souffert de son image auprès de l’« intelligentsia », a ouvert la voie à de nombreuses critiques en mettant à l’antenne « le premier support de l’obscénité »1. Pourtant, les candidatures sont de plus en plus nombreuses : pour cette année l’émission de TF1 Secret Story a reçu 25 000 candidatures spontanées, selon Catherine Comte, directrice générale adjointe d’Endemol.

    Le processus d’authentification très cher aux producteurs de ces émissions va dans ce sens : on conforte le spectateur à croire que les faits qu’il observe touchent au plus près la réalité. Dans une émission de télé-réalité il s’agit de recréer un microcosme où tous les tempéraments, les conflits, les amours, les disputes seront exacerbées. Or nous ne sommes pas face à de la réalité pure telle qu’elle nous l’est pourtant vendue car la sélection des images, le casting des candidats, et la structuration du récit sont autant d’éléments qui attestent de cette reconstruction du réel. Ces émissions ont pour principale caractéristique d’inspecter certains attraits de notre personnalité en enfermant une poignée d'individus pour ensuite être dans la capacité de scruter leurs moindres actions sans qu'ils puissent en faire de même. L'exemple le plus frappant sont les caméras de l’émission L'île de la Tentation qui tente d'attraper des images à travers une fenêtre, ou encore  la caméra placée au fond de la piscine qui a rendu Loana si célèbre. Tous les aficionados de la télé-réalité, candidats ou téléspectateurs, sont pleinement conscients du dispositif « calibré » qu’on leur présente, et ils maîtrisent pleinement ce langage télévisuel. Il me paraît inutile et facile de «s’insurger contre la télé-réalité […] si on ne critique pas la société qui la produit »2. Auparavant la plupart des émissions télévisées apportaient de la connaissance, même les émissions de divertissement. Aujourd'hui, parents et enfants, regardent la télévision pour se détendre et se régaler de voir exister pareil phénomène, d'où l'audimat élevé que récolte ces émissions de télé-réalité. Alors faut-il bannir la télévision de nos salons ou tout simplement s’assurer que les générations futures auront bien accès à d’autres modèles convaincants de vivre et d’échanger ? 

     



    1 DUPONT, Luc. Quand la télé-réalité est un mensonge, Québec, Les Presses de l’Université de Montréal, 2007, 111p, page 32

    2 ibid p54-56

    3 ibidem p. 3

    4 PASQUIER, Dominique, La culture des sentiments. L'expérience télévisuelle des adolescents, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, Paris, 1999, 236 p.

    5 SCHNEIDERMANN, Daniel  et SCHNEIDERMANN, Clémentine. C'Est Vrai Que la Télé Truque les Images ?, Paris, Edition Albin Michel, 2008, 240p, p. 89

    1 Les événements marquants 
de l'activité du Conseil en 2001, site du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, « L'arrivée de la « télé-réalité » en France » :  http://www.csa.fr/rapport/rapport/evnment.htm  

    2 TETARD, Camille. L’Officiel de la télé-réalité, Paris, Editions Pepper, 2004, 174 pages. P.3

     

    1 PLAISANCE Philippe, Télévision : nous sommes tous des héros dans Libération du 8 janvier 1992

     

    1 JOST, François,  L’Empire du loft (La suite), Paris, La Dispute, 2007, 170 p., p.56

    1 Le premier support de l’obscénité dans la revue Esprit de Mars 2003

    2 LE PAIGE Hugues et WOLTON Dominique, Télévision et civilisation,  Labor Editions, Bruxelles, 2004, 136 p., p.78

     

     

     

    http://ekladata.com/intermedia.eklablog.com/mod_article2754712_1.docx


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