• Abou Ghraib

    Abou Graib

    Résumé

    L’objet de cet article est de mettre en évidence les stratégies et signes du pouvoir qu’induisent ou révèlent la mise en scène, la publication et la diffusion, en son temps, des images de la prison d’Abou Ghraib par les soldats américains qui en assuraient la garde (Raul Magallon, Universidad Carlos III, Madrid).

     

     

     1. Introduction

    Notons tout d'abord que nos commentaires sur les images d'Abou Ghraib, font référence aux corps représentés en photographies comme à des textes. Les corps deviennent les véritables acteurs, protagonistes du récit audiovisuel. Le corps, dirons-nous, exprime, traduit et transmet des signes (Comeau G. ; 2004, 25). Le corps n'est pas ici considéré comme un agent économique. La valeur marchande -qui n'est pas la valeur sociale- ne s'établit pas à partir d'un échange du corps comme prix du délit. Nous parlons ici des corps comme de supports d'échanges qui permettent un transcodage entre le discours du châtiment- qui est ici collectif- et la transgression, entendue comme inconduite -qui en ce cas est collective mais doit être considérée comme individuelle, chacun répondant de ses propres actes délictuels- et à laquelle doit s'appliquer l'action pénale sur le corps des individus (Garcés C., 1999 :16).


    2. Topographie de la peine

    Rappelons qu'historiquement les pauvres seuls sont l'objet de châtiments corporels parce qu'ils ne possèdent rien d'autre que leur corps. La raison en est dans l'obligation qu'éprouve le pouvoir de transmettre des signes. À partir de là, on peut parler d'une topographie de la peine, avec le discours qui en procède, dont l'objet serait de laisser un " souvenir ". Sans oublier bien sûr que Foucault le rattache à une " économie politique du pouvoir " qui s'organise à partir de la réorganisation topique des facteurs symboliques : le discours est une forme de pouvoir. Ce principe d'autorité établit un processus de rétribution : du fait qu'un individu transgresse les règles, il doit réparer les dégâts. Dans ce cas il s'agit d'une punition infligée par un groupe qui se manifeste sur le mode audiovisuel. La prison n'a pas pour objet (premier ou exclusif) de punir mais elle permet de garder le délinquant à la disposition de la justice et d'empêcher la récidive. Elle évite également la vengeance individuelle, propre à l'état de guerre (Garcés C., 1999 :177). On ne peut cependant oublier que toute privation de liberté a toujours été accompagnée d'une punition appliquée au corps : privation alimentaire, sexuelle, coups, cachot, etc. (Foucault, 1976 : 23).
    Mais nous pouvons dès à présent signaler que les mauvais traitements évoqués impliquent une transgression du discours de pouvoir, contrairement à la peine infligée. C'est pourquoi l'humiliation est illégale, et non la peine. Par ailleurs, la mise en scène d'une cérémonie du châtiment, d'un rituel, à la façon des mécanismes d'exhibition du pouvoir, cherche à obtenir l'aveu, et par conséquent la confirmation de la culpabilité. L'aveu permet de justifier la répression et le châtiment, ont pu penser les G.I.s, tout en favorisant le nettoyage de la faute et la rédemption du coupable (Garcés C., 1999 :131). De son côté la torture ouvre un nouveau chapitre du discours, qui fait intervenir une aggravation du châtiment, où ce qui se joue est de casser la volonté du détenu. Elle tend à provoquer une pliure, physique et symbolique, du corps avec pour objectif de charger le corps du supplicié d'une trace symbolique et signifiante (Garcés C., 1999 :141). Le meilleur exemple en est la nouvelle de Burgess " L'orange mécanique ", où il est question d'un corps désormais dépourvu de toute capacité à choisir et décider (Marrone, 2005).
    " La peau est ce qu'il y a de plus profond. " dit Paul Valéry (L'Idée fixe, 1931).


    3. Du public au privé

    Suivant notre hypothèse, nous affirmons que, si la peine a un caractère public (quoique qu'elle soit appliquée dans un espace privé), le châtiment, quant à lui, -suite à la disparition des exécutions capitales conçues comme des spectacles- a un caractère privé. De la même manière nous pouvons dire que, si la peine est publique -quoique exécutée à l'abri des regards- la vengeance (exercée par les G.I.s) est, quant à elle, privée. Cette transformation du mode d'exercice du pouvoir prétend rendre opaque le visible. La disparition du spectacle comme signe visible et banal du châtiment (et comme humiliation), et manifestation symbolique du pouvoir punitif (qui en notre société s'est perpétuée jusqu'au 19ème) passe au registre de la conscience abstraite (Garcés C., 1999 :35-45), une conscience abstraite du châtiment qui est intimement liée à la vengeance. Rappelons que, selon Alonso, la vengeance apparaît comme un régisseur de la relation vitale qui (d'après Greimas), servirait de régulateur passionnel des souffrances et les plaisirs. Dans ce processus de vengeance prend place un recours narratif qui donne sens au devenir temporel et introduit l'irréversible dans le processus, effaçant avec elle tous les événements qui se trouvent autour (Alonso, 2006). Un des problèmes de cette situation extra-(ou) paralégale est que le prisonnier est condamné à perpétuité par le soldat. Il se produit ainsi un acte de vengeance privé, du groupe et de l'institution. En tous cas, en analysant les images il n'apparaît pas clairement que le châtiment puisse passer pour une méthode de correction. Cependant, il semble pertinent de signaler que la transformation des mécanismes punitifs (exercés par les soldats) libère le pouvoir de la nécessité d'agir directement sur les corps des condamnés, se déplaçant ainsi à un système plus " bureaucratique " (Garcés C., 1999 : 39). L'idée sous-jacente est que délivrer l'administration judiciaire de l'exécution de la peine (corporelle) la délivre de toute responsabilité. " Il n'est pas agréable de se voir puni, mais il n'est pas glorieux non plus de châtier... " dit Foucault (1976, 17). Les magistrats se délivrent ainsi du sale travail de châtier et de la honte également qui y est attachée... Pour autant, nous sommes confrontés à un processus d'intimidation et non seulement de démonstration, une intimidation qui implique en partie une naturalisation de l'abus, ou du discours afférant. D'autre part et parallèlement, il se produit un processus de floutage du discours provenant du pouvoir qui, en tous cas, ne donne pas lieu à des mesures de prévention. [À ce propos, on note que le lieu des mauvais traitements (Abou Ghraib) est connu pour avoir été l'une des prisons les plus tristement célèbres du régime de Saddam.] Les abus, vexations, châtiments etc. se revendiquent d'une défense de la société, mal définie. Le châtiment de toute façon ne s'établit pas en termes de vérité-mensonge car il n'a pas donné lieu à un jugement public. Parce que, comme nous l'avons dit, il ne s'agit pas, à travers le châtiment, de faire seulement un exemple. Le délit stigmatisé peut être assimilé plutôt à un péché, qui caractériserait ainsi un comportement déviant par rapport à une morale de vie. Revenons en arrière et rappelons-nous que les prisons de l'Inquisition avaient pour objet de restaurer la pureté religieuse ; ici, on peut penser que ce qu'on cherche à préserver, c'est un certain mode moral (par-delà une " pureté religieuse ") où le déshonneur châtie le crime du détenu. (Rappelons-nous à ce propos que le blanc représente la pureté aussi bien dans le monde chrétien que musulman). La question qu'on peut se poser est de savoir si les soldats pensaient vraiment les détenus comme des musulmans ? Quoi qu'il en soit, il apparaît une nouvelle structure de domination/discours où le soldat tente de susciter, chez le détenu, la discipline dont il se targue, et ce sur le mode par lequel il l'a apprise. Cela se produit à travers des mécanismes de domination humiliante. Nous savons que la discipline est composée d'obédience et d'utilité ; cependant il ne semble pas qu'il en soit ici question. De la même façon, un des principaux objectifs semble être de mettre en scène des signes d'aveu ou de confession (nous pensons que cela n'est pas innocent !). Il se produit ainsi une politique de terreur qui prétend marquer sur le corps du détenu les conséquences de ses actes et réactive par conséquent le discours de domination.

    Si nous adoptons un instant le point de vue du soldat, nous avons un corps propre (celui du soldat) face à un corps marqué (celui du détenu), comparable à un corps tatoué. Par comparaison et analogie, on pourrait signaler (quoique le soldat ne fasse pas la distinction) que le tatouage - post-moderne -, est le lieu d'un choix alors que la marque sur le corps de la victime ne procède pas de son choix. Dans certains cas il ne s'agit pas de tortures mais d'humiliations (le gouvernement U.S. admet qu'il y a eu des abus...). On peut donc s'interroger sur la nature de la violence propre aux images... Tout en réservant provisoirement la réponse, on peut affirmer qu'il existe bien une analogie entre les tortures appliquées au corps et à l'âme (i.e. au corps social de l'individu). Dans ces images nous observons des humiliations sexuelles, morales. En tous cas on ne doit pas oublier qu'il existe un langage du corps avec ses propres instruments de codification et d'analyse, dont ceux que la sexualité manifeste. Pour le monde islamique, ces images sont liées à un régime de lisibilité sexuelle et homosexuelle. Se dénuder en public est un motif d'humiliation. La pudeur devient le support de l'humiliation. C'est ainsi que, dans l'héritage de la tradition chrétienne, la mise à nu est une sorte de prise de possession et constitue pour cela une forme de régression (Comeau G. 2004-, 25). Nous pensons ainsi que les corps nus et photographiés peuvent constituer une agression envers la culture islamique. Il s'agit là d'un obscurcissement de la légalité qui produit une " symétrie de ténèbres " selon la terminologie de Argullol (2006). L'humiliation conduit ainsi à la négation du sujet (acteur individuel ou collectif) et avec elle de la rationalité du discours pénal (entendu comme discours de pouvoir). Rappelons que la charge de bourreau a été traditionnellement exercée par des condamnés (en échange de leur grâce), ce qui permettait de les considérer comme utiles à la société. Cette objectivation du sujet acteur comme récepteur du châtiment, induira par la suite (à travers les mécanismes internes et externes de culpabilité) l'objectivation de l'agent d'exécution, et avec elle son châtiment perpétuel. L'assimilation de la prison au châtiment corporel semble impossible. Nous pouvons signaler en ce sens que l'exécution des châtiments a toujours manifesté une forme d'exhibition du pouvoir du maître sur l'esclave. Nous pensons à la façon dont les soldats affirment l'avoir fait pour rire, conscients qu'ils sont par moment de la cruauté de leurs actions. [...] Pour autant, conscients de leur faute, ils agissent en cachette, conscients de leur abus de pouvoir. Foucault affirme à ce propos que la soumission des corps ouvre le chemin du contrôle des idées (1976, 107). Barthes dit quant à lui: " J'appelle intersubjectif le fait que le corps de l'autre est toujours une image pour moi et mon corps toujours une image pour l'autre. Cependant le détail le plus utile et important de ce fait est que mon corps est pour moi l'image que j'imagine être celle que s'en fait l'autre, établissant ainsi un jeu entre l'un et l'autre, de séduction et d'intimidation." (1982, 653-654) Un autre élément d'analyse est de considérer qu'on ne cherche pas la vérité, pour le moins comme objectif ultime, par ce mode de torture. La confession comme élément de preuve en contrepartie de l'information n'apparaît pas comme élément principal de la torture. Nous avons affaire à un corps qui parle mais qui n'a pas à dire la vérité. Un corps politique est un corps où agissent les relations de pouvoir, sans rétribution visible. Et c'est là ce qui surprend et conduit à penser que les traitements n'étaient pas totalement institués.


    4. Le corps numérique (audiovisuel)

    La peine en principe s'attache au moral et le châtiment au corporel. Mais il se produit là une subjectivation de l'objet et un retournement du processus : on passe du corps à l'idée (de la victime au bourreau) et ce par le biais du support numérique audiovisuel. Ce processus de renversement est invisible. On pense à ce propos à McLuhan qui voyait dans la technologie des médias une extension du corps humain, à l'inverse de la technologie politique du corps à laquelle fait référence Foucault, qui révèle un savoir du corps maître de ses forces.

    Ici, et compte tenu du contexte de guerre, l'exaltation des frontières, qui séparent de l'ennemi, fait que les châtiments corporels passent de l'espace privé -et non secret- à un espace de dissimulation. Et ce d'autant plus, si nous considérons la technologie comme une extension du corps. En ce cas, la technologie dévoile le châtiment et en fait une peine -qui ne peut être considérée comme une peine juste. Le problème est que l'élément visuel n'est pas attaché à l'exécution de la peine puisqu'il n'y a ni sentence, ni publication. Ce qui induit que, pour le spectateur, le prisonnier se confond avec le bourreau...

    On a supprimé, en son temps, les exécutions capitales pour que le spectacle ne se confonde pas avec la peine. Dans le cas qui nous occupe, la torture est devenue un spectacle audiovisuel, dépourvu de vocation pénale. Les soldats se sont convertis tout d'abord en juges pour ensuite se voir transformer en condamnés. En ce moment apparaît un troisième actant audiovisuel qui déplace à nouveau le rapport intersubjectif, sur le mode d'un contrôle social. " La fonction énonciative révèle une logique en apparence contradictoire parce que celui qui est chargé de rendre la justice est également justiciable. " (Garcès, 1999, 207).

    On peut dire également que le soldat-bourreau, en voyant les images, établit d'abord un procès d'objectivation de la scène où il ne sent pas reconnu, pour faire ensuite l'opération inverse, qui révèle sa culpabilité. Souvenons nous que, selon Foucault, ne sont soumis à la discipline que ceux qui sont visibles (1976, 192). Il faut rappeler, à ce propos, que la condamnation (et la suppresion) de la peine de mort (avant) et de la torture (aujourd'hui) sont à la base de ce que Foucault a appelé l'autorité morale des démocraties occidentales. Et c'est bien là l'enjeu des images de la prison d'Abou Ghraib.


    Conclusion

    Nous sommes confrontés à deux représentations : L'une rend compte de la matérialité du mauvais traitement imposé aux prisonniers, l'autre rend compte de l'intention énonciative de l'image vis-à-vis du spectateur. Le corps est ainsi sujet/objet de médiation entre le bourreau et le projet énonciatif. Si nous rappelons que l'exécution publique a été, en son temps, perçue comme un foyer de réanimation de la violence (Foucault, 1976, 17) la mise en scène photographique du mauvais traitement, exerce sans aucun doute le même rôle, suivant le schéma :

    Secret <> dissimulé <> privé <> visible <> public <> affiché

    Le plus intéressant à noter dans ce schéma est que si le public et le privé se trouvaient, dans le temps, aux deux extrémités du processus, ils se situent aujourd'hui côte à côte (outre que certains espaces privés sont devenus publics et vice versa) révélant ainsi de nouvelles catégories de contagion sémiotique. [...]

    Pour les soldats américains, la trahison suprême fut que le secret se transforme en chose publique (i.e. connue par un tiers). Les bourreaux pensaient qu'il n'y aurait pas de témoin entre l'image et son destinataire (Derrida 2005, 9) parce qu'ils pensaient qu'il n'y aurait pas d'autre spectateur.

    Derrida, en ce sens, évoque dans Surtout pas de journalistes le retour du religieux, à travers la mise en scène du corps social, sur la scène mondiale. Le corps social désormais n'a plus besoin de croire, la foi est inutile car on voit (Derrida 2005, 26, 45). L'image se convertit en icône de la présence réelle (voir, c'est comprendre).

    En résumé, nous pouvons affirmer qu'en chaque instant nous parlons d'un corps social qui est désormais un corps audiovisuel ; ce qu'ont oublié les acteurs qui furent successivement soldats, juges, bourreaux et victimes.

    Raúl Magallón

    Traduction de Jean-Paul Desgoutte, Université de Paris 8.

    La version espagnole originale de cet article est parue dans : REVISTA/LIBRO: DESIGNIS. CUERPO(S): SEXOS, SENTIDOS, SEMIOSIS; COORDINADORES: MARÍA EUGENIA OLAVARRÍA.. VOL. 16. 2011, Gedisa, Barcelona.


    BIBLIOGRAPHIE

    - Alonso, J. (2006) : "The passion of the revenge: semiology of the time and the memory". in (éd.) Cristina Demaria and Colin Wright. Post-Conflict Cultures: Rituals of Representation. Londres : Zoilus Press.

    - Argullol, R. (2006) : "Cárceles imaginarias". in El País, le 16 mars 2006.

    http://www.elpais.com/articulo/opinion/Carceles/imaginarias/elpporopi/20060316elpepiopi_5/Tes

    - Barthes, R. (1982) : Barthes. Revue Critique. Nº 423-424. Août, septembre 1982. París : Minuit.

    - Comeau, G. (ed.). (2004) : El cuerpo. Lo que dicen las religiones. Bilbao: Mensajero.

    - De Kerckhove, D. (1999) : La piel de la cultura. Barcelona : Gedisa.

    - Derrida, J. (2005) : Surtout pas de journalistes ! Paris : L´Herne.

    - Foucault, M. : Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975.

    - Garcés, C. A. (1999) : El cuerpo como texto. La problemática del castigo corporal en el siglo XVIII. San Salvador de Jujuy: Universidad Nacional de Jujuy.

    - Marrone, G. (2005) : La Cura Ludovico. Torino : Meltemi.

    - Merleau-Ponty, M. : Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945.

    - Reverter, E. (2004): Guantánamo. Barcelona: Ediciones Península.


    Raúl Magallón Rosa es profesor del Departamento de Periodismo y Comunicación audiovisual de la Universidad Carlos III de Madrid (España). Doctor “Europeus” en Ciencias de la Información por la Universidad Complutense de Madrid, la Universidad de Paris VIII y el Centre National de la Recherche Scientifique (Laboratorio Iresco, Francia) forma parte del Grupo de Investigación Estudios de Semiótica de la Cultura de la Fundación Ortega y Gasset.

    E-mail: raul.magallon@uc3m.es  

     


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